Déconjugaliser l’AAH : quand l’Etat social fabrique l’autonomie

Dans une tribune, un collectif d’universitaires et de chercheur-e-s estime que la proposition de loi sur la déconjugalisation de l’AAH soumise à l’Assemblée le jeudi 17 février constitue une opportunité de garantir les droits fondamentaux des personnes handicapées et de permettre aux instruments de protection sociale d’atteindre réellement leurs objectifs.

Déconjugaliser l’AAH : quand l’Etat social fabrique l’autonomie

Le mode de calcul actuel de l’Allocation Adulte Handicapé est contraire à l’esprit de cette prestation créée pour garantir l’autonomie financière de personnes handicapées. Le 17 juin prochain, en examinant une proposition de loi de déconjugalisation de l’AAH, l’Assemblée Nationale aura la possibilité de modifier substantiellement le mode de calcul de cette prestation et de proposer un dispositif réellement en adéquation avec les objectifs affichés de cette prestation sociale. En effet, en 1975, la création de cette allocation voulait faire accéder à un revenu minimal et à une vie digne et autonome les personnes ne pouvant pas assurer leur subsistance par une activité salariée du fait de leur handicap. Aujourd’hui, le mode de calcul de cette prestation aboutit à des effets inverses à ceux qui étaient recherchés. La prise en compte des revenus des conjoint-e-s, qu’ils soient ou non marié-e-s ou pacsé-e-s, implique pour nombre de bénéficiaires vivant en couple une réduction voire une perte complète de leur allocation. Pour un couple dont le bénéficiaire n’a pas d’autres revenus que l’AAH, son allocation commence à décroître à partir de 1016,55€ de salaire net de son conjoint, jusqu’à s’annuler complètement au-delà de 2271,55€. Un amendement sur la proposition de loi de déconjugalisation de l’AAH, déposé par le gouvernement et la majorité, se propose de rehausser le seuil de décroissance à 1276,20€ et de laisser pratiquement inchangé le seuil d’annulation à 2280,20€, en induisant des pertes significatives pour certains couples avec enfants. Par exemple, pour un enfant ces pertes s’étaleraient sur la tranche de salaires 2300- 2850€, et pour deux enfants sur la tranche de salaires 2350-3500€.

Depuis le début de l’année 2020, un mouvement citoyen, porté par les personnes concernées elles-mêmes, a réussi à inscrire à l’agenda politique, la revendication de la déconjugalisation de l’AAH : ne plus prendre en considération les revenus du conjoint constitue un enjeu majeur pour plusieurs raisons.

Comme le montrent les nombreux récits recueillis depuis un an, les études de victimation analysées par la DREES ou certaines études qualitatives, la dépendance financière générée par la conjugalisation des prestations sociales augmente la probabilité de survenue de violences conjugales. Les personnes privées de leur AAH parce que leur conjoint travaille sont en grande difficulté au moment de quitter leur foyer si elles sont exposées à des violences conjugales. Comment payer une chambre d’hôtel pour échapper à son conjoint si c’est à celui- ci qu’il faut demander de l’argent ?

Par ailleurs, la conjugalisation place les enfants dans la délicate position d’être ceux qui vont priver leur parent handicapé de son allocation : les enfants représentent une demi-part fiscale entrant dans le calcul des revenus pris en compte dans le calcul des droits à l’AAH. Lorsqu’ils atteignent l’âge de la majorité fiscale (20 ans dans ce cas), cette part disparaît et le parent peut alors perdre le bénéfice de la prestation. Rien pourtant, ni dans sa situation de handicap, ni dans ses revenus du travail, n’a évolué et les jeunes adultes de 20 ans ne sont pour la plupart pas encore indépendants financièrement et continuent à avoir besoin du soutien de leurs parents.

En outre, loin de contribuer à l’autonomie des personnes handicapées, la conjugalisation entrave l’accès à la vie de couple et fait payer à plein tarif le prix de l’amour. Ce type de calcul favorise la dépendance à autrui et limite l’égalité dans le couple. En déconjugalisant la prestation, le législateur offrirait à l’inverse les conditions d’une solidarité réelle. Les récits collectés depuis un an par les collectifs militants l’indiquent souvent. Mésestime de soi, honte, repli sur soi, souffrance psychologique, pensées suicidaires, parfois suivies de passage à l’acte : les politiques sociales ont des effets directs sur la façon dont vivent les individus, sur leurs ressources, mais aussi sur leur statut social et sur l’image qu’ils et elles se font de leur situation. Il est du devoir du législateur de considérer pleinement cette dimension statutaire et symbolique des dispositifs de protection sociale, de sortir des approches purement comptables et financières, pour regarder les effets structuraux de ces prestations.

Enfin, la conjugalisation du calcul de l’AAH produit des effets inverses à ceux souhaités par les dispositifs de protection sociale qui ne visent pas à l’entretien de la dépendance et à l’enfermement dans la pauvreté. Faut-il le rappeler ? Pour des personnes considérées comme ne pouvant pas travailler, le montant maximal de la prestation (903,60 euros) est, pour une personne seule, proche du seuil de pauvreté, calculé sans tenir compte des surcoûts liés au handicap. La déconjugalisation de l’AAH est finalement le meilleur moyen de faire coïncider les intentions politiques – inlassablement répétées par tout le monde : favoriser l’autonomie des personnes handicapées – avec le fonctionnement réel des instruments de politiques sociales mis en place.

Pierre-Yves Baudot, sociologue, Université Paris-Dauphine

Nicolas Duvoux, sociologue, Université Paris-8

Didier Fassin, anthropologue et sociologue, Institut d’études avancées, Princeton, chaire de

Santé Publique au Collège de France

Emmanuelle Fillion, sociologue, École des Hautes Études de Santé Publique

Emmanuelle Kristensen, ingénieur de recherche CNRS

Dominique Méda, sociologue, Université Paris-Dauphine

Anne-Cécile Mouget, sociologue, Université de Caen

Isabelle Ville, sociologue, EHESS

Hélène Périvier, économiste, Sciences Po Paris

Muriel Pucci, économiste, Université Paris 1

Kevin Polisano, chargé de recherche CNRS en mathématiques appliquées

Michael Zemmour, économiste